Laoshanxi est un village qui n'existe pas. Indiqué sur aucune carte, il sonne davantage comme une légende qu'une réalité pour les mages les plus érudits. Il porte un autre nom pour ceux qui connaissent les chemins tortueux pour y accéder ; les jardins du palais de jade. Celles qui y vivent depuis des temps immémoriaux l'appellent simplement ; foyer. Refuge caché du monde, par les montagnes et les barrières magiques, le village compte cinq dizaines d'âmes. Des dryades vénérant la déesse Xīwángmǔ, reine-mère régnant sur le palais céleste de jade dont le jardin donnerait, tous les trois milles ans, les pêches d'immortalité. Sage et indépendante, la déesse aurait confié certaines plantes de son jardin aux dryades, ou bien les aurait elle-même enfantée depuis de jeunes pousses de pêchers. Si leurs origines sont plongées dans le mystère inévitable qui entoure toujours les divines manigances, leur réalité semble elle, inaliénable. Communauté isolée, autonome et cachée, les dryades du village sont fortes d'une solide solidarité et de rites ancestraux qui soudent leurs liens. Uniquement composée de femmes, le village n'accueille aucun homme et rarement des étrangères. Les dryades pratiquent et enseignent la magie au sein de leurs murs et éduquent leurs filles selon des traditions vieilles de plusieurs siècles. On conte aux enfants que monde au-delà est dangereux, emplis d'être ayant reniés la magie et toute valeur morale, des démons fourbes et viles qui dévorent la nature et tuent les dryades imprudentes.

Pourtant, le rite du passage à l'âge adulte nécessite de quitter le village. À partir de ses vingt ans, la dryade peut choisir de partir, pour une durée maximale de cinq ans. Durant ce voyage, elle devra trouver un géniteur et avoir autant de filles qu'elle pourra, pour revenir au village avec elles. Cela n'est jamais évoqué clairement mais il est sous-entendu qu'elle devra abandonner son amant ainsi que ses fils si elle devait en avoir. Certaines dryades ne reviennent jamais de ce voyage, elles sont déclarées mortes à leur dixième année d'absence et on les pleure comme pour n'importe quel décès. Les retours tardifs sont néanmoins rares, le monde moderne affligeant particulièrement les dryades, d'autant plus pour ces jeunes femmes qui se sentent immédiatement en décalage avec les autres du fait de leur éducation conservatrice. On aime le village, on est triste de le quitter et heureux de le retrouver. Voilà la seule vérité qui berce les jeunes années de Mei Li. Pourtant, dans l'intimité de leur maison, sa mère tentait de lui enseigner ce qu'elle avait appris du monde extérieur, tâchant parfois d'adoucir l'image diabolique que les matriarches voulaient donner à ces êtres modernes.

Chérie et entourée, la petite fille ne manqua de rien et certainement pas d'amour. La figure paternelle n'existant tout simplement pas au village, elle ne s'interrogerait que bien plus tard sur cette partie de son histoire. Pleine de vie et d'énergie, l'enfant tirait des sourires à toutes et était aimée comme une fille par toute la communauté. Alors, lorsque sa mère lui parla de cette lettre mystérieuse et de cette école à l'autre bout du monde, Mei Li n'eut pas à y réfléchir à deux fois. Pourquoi quitterait son village, sa famille, tout ce qu'elle aimait ? Pour aller affronter des bandes de démons dévoreurs d'arbres et de dryades ? Non, non, très peu pour elle. Sa mère garda pourtant la lettre dans un petit coffret.

Deux ans plus tard, Mei Li était la princesse du village pour un jour. Le jour de son treizième anniversaire et de son rituel de dévotion. Ses cheveux bruns noués en tresse parcourue de fleurs blanches, sa robe piquée de pivoines multicolores, ses oreilles tout juste percées pour laisser place à son tout premier catalyseur, elle était la plus heureuse de la jeune fille. Toutes les filles Zhao étant bénies par Xīwángmǔ depuis aussi loin qu'on pouvait s'en souvenir, son chemin était sagement tracé.

Mais Xīwángmǔ ne la choisit pas. À sa place, une déité japonaise, fourbe et malicieuse, déesse des femmes de peu de vertu, Inari, embrassa son front.

L'incompréhension était si grande qu'on la confina dans sa maison pendant deux semaines. Les matriarches devaient réfléchir. Le jour le plus heureux de sa vie se transforma en cauchemar d'angoisse. Allait-on la forcer à partir ? L'abandonner dans un village de démons ? La tuer ? Peut-être était-ce la solution qu'elle préférait. Prêchant pour son enfant, la mère de Mei Li ne fut pas là pour calmer les tourments de l'adolescente qui voyait son monde s'effriter. On décida finalement de la garder au village. Elle restait une Zhao malgré tout. Le soulagement ne fut que de courte durée, la vie ne serait plus la même, pour celle que Xīwángmǔ n'avait pas choisi. Lentement mise de côté des rites accordés à la déesse, la jeune fille s'entêta, reniant cette déesse traîtresse d'Inari pour prier avec plus de ferveur encore, la sage Mère de l'Ouest. Peut-être que la déesse, tisseuse de destin, l'entendrait et finirait par la reconnaître, chassant la renarde à coup de balais.

Dans sa solitude grandissante, la jeune fille pu compter sur la présence de Xiyang, le tigre symbole de force et de stabilité rassurait la dryade ainsi que ses pairs. Un tel familier ne pouvait qu'être bon signe. Hélas, même le bon Xiyang ne saurait faire face à ce qui s'en venait.

Inari n'est pas déesse à se laisser répudiée. Son ingrate favorite l'apprendrait à ses dépends. Une nuit de pleine lune, Mei Li disparaît du village. Elle ne revint que le lendemain, bien après l'aube alors que toutes la cherchaient. Elle avait alors quinze ans, ses cheveux étaient devenus entièrement blancs, repiquant sur sa tête comme des oreilles de renarde. Surtout, elle était entièrement nue, du sang maculant sa mâchoire et le haut de sa poitrine. Dans la gueule de Xiyang, un vêtement déchiré qui n'appartenait pas au village. Un vêtement d'homme.

Amnésique et traumatisée, la jeune dryade s'enferma pendant des semaines. On découvrit alors les tenants de sa malédiction. L'adolescente était définitivement devenue une anomalie dans la communauté pourtant, celles qui avaient passé le plus de temps au-delà des murs du village continuèrent à la choyer, à la considérer comme leur propre fille. Peut-être savaient-elles ce que Mei Li refusait de voir. Sa place, n'était plus ici. Il lui faudrait un jour prendre la difficile décision de partir, pour espérer la trouver, dans cet ailleurs déroutant.

Elle avait tout juste dix-neuf ans lorsque ses mains se posèrent pour la première fois sur cette vieille lettre. C'était un nom si étrange sur sa langue ; Helianthus. Un an avant l'âge normalement requis, Mei Li fit ses adieux à sa communauté, à ses mères et à celle qui lui avait donné naissance. Ces quatre dernières années n'avaient pas été faciles mais elle n'avait pas abandonné. Elle n'avait pas cédé à cette envie parfois si puissante, de s'enfuir, de ne faire qu'un avec la forêt et d'oublier jusqu'à son individualité, d'effacer ses peines en même temps que sa personnalité. Elle avait tenu bon et ce courage du quotidien était devenu une force. Des démons dévoreurs d'arbres et de dryade ? Xiyang n'en ferait qu'une bouchée.